11/02/2012
(…) On n’avait pas des souliers confortables. C’était pas comme maintenant. On devait aller à l’école à pied. Fallait marcher longtemps, à travers la forêt. On
portait des espadrilles été comme hiver. Ma mère les reprisait. Ouais, c’était pas comme maintenant. Faut pas les croire, tu sais, ceux qui te disent que c’était mieux avant. Parce que c’est pas
vrai. L’homme assis sur le banc de pierre regarde ses mains. Pendant la guerre non plus, on n’avait pas de chaussures. Ils m’ont envoyé à Lodève, faire des trous dans la terre et puis les
reboucher. On avait faim, et puis surtout, les pieds, bouh, les pieds, on avait froid, tu sais. La terre était gelée. On devait creuser des trous inutiles dans la terre gelée. L’homme tourne son
regard bleu transparent vers la chaîne des Pyrénées qui s’étend en carte postale d’un côté à l’autre du ciel. À la libération, ici y avaient des autrichiens. Ils étaient prisonniers près de la
vigne à Roger, Roger Teyron, tu vois qui c’est ? Moi, je les gardais, avec ceux du réseau. Ils avaient rien mangé depuis des jours. Y'en avait un qui parlait français. Alors, on s’est mis à
parler. Il devait avoir mon âge. Il m’a dit, nous, la guerre, on la voulait pas. On voulait pas laisser les enfants, la femme. J’avais du pain dans mon sac et je le lui ai donné. Il a pleuré. Il
avait tellement faim. Et tu vois, depuis, le pain, je peux pas le jeter. L’autrichien, il pleurait pour du pain. Il a décroché une paire de godillots presque neufs qu’il avait attachés à son
sac à dos. Les siens étaient usés et troués sur les côtés. Il m’a donné les godillots. En échange, comme ça. C’était la première fois que j’avais de bonnes chaussures. Un peu grandes, parce que
nous, on est plus petits ici que les Autrichiens. Je mettais double chaussettes et l’hiver, pour tailler la vigne, c’était impeccable. En cuir bien solide. Je les ai gardées, bouh, demande à ta
grand-mère, peut-être trente ans. L’homme regarde ses mains, il les frotte l’une contre l’autre, longtemps. Il me regarde, sourit, un peu. Eh, oui, c’est comme ça.
J’ai écrit
ce texte il y a quelques mois. C’est l’histoire de mon grand-père, Jean Bourrel, né le 21 décembre 1919. L’autrichien à qui il a donné du pain ne lui a pas offert de godillots, ça, c’est inventé.
Il fallait que j’écrive un texte pour illustrer une photo représentant de vielles chaussures de marche, on me l’avait demandé, alors, j’ai brodé.
En vérité,
le pauvre homme n’avait rien, pas même de chaussures à échanger. Il n’avait rien. Il était prisonnier de guerre, en 1944 ou 45. Mon grand-père s’est toujours demandé ce qu’était devenu
l’autrichien. Souvent, il pleurait quand il pensait à lui. Mon grand-père espérait qu’il avait pu rentrer auprès des siens, qu’il avait eu une bonne vie, finalement. Et il pleurait des larmes de
cet homme qui était censé être son ennemi.
Mon
grand-père avait les yeux si clairs qu’on aurait dit de l’eau. Des yeux verts comme des agates.
La dernière
fois que je l’ai vu, je lui ai dit, « la prochaine fois, quand je viendrai te voir… » et il a sourit doucement. Dans son vieux visage décharné, j’ai bien lu que la prochaine fois, pour
lui, ça ne voulait plus rien dire.
Aujourd’hui,
il est mort. Mort pour toujours le 11 février 2012. Je me demande comment lui et moi, qui sommes si incroyants, pouvons-nous être si proches et si unis depuis ce matin. Je le sens partout, tout
autour de moi, comme une présence aimable et bienfaisante. Je ne peux pas m’empêcher de le voir dans un monde idéal et fantasmé en train de parler en occitan avec Emile Marty et Germaine
Montagnac et l’Autrichien aussi, qui pourra tout lui raconter, le gout du pain fraternel et la suite de l’histoire…
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